La liberté et la nourriture narcissique.
Multiplier les niches sociales pour multiplier les places et les moyens d'émancipation
La liberté, c'est un peu comme une étoile inaccessible. Elle scintille de mille feux et peut nous motiver jusqu'au sacrifice de notre vie. A l'idéal pur qu'elle évoque en nous lui répond la toujours rude réalité. Les bonnes intentions mènent bien souvent à l'enfer, ainsi que l'histoire nous l'enseigne, mais est-ce une raison pour se détourner de cette étoile polaire? Si on a renoncé au meilleur des mondes des utopistes, pourrions nous renoncer à un monde meilleur?
Plutôt que de parler de l'abstraite liberté, je préfère appuyer ma réflexion sur deux de ses compagnes, l'émancipation, plus dynamique et l'autonomie plus concrète. De ces deux points de vue, je m'interroge sur la direction que propose cet état providence participatif que je tente d'élaborer. Est-ce que l'état providence participatif contribuerait à plus d'émancipation, plus d'autonomie que ce que permet notre état providence actuel, ou bien est-ce l'inverse?
Prenons l'exemple du rôle du travail pour l'émancipation féminine. Nul doute que le travail, malgré toute l'aliénation aux subordinations que génère l'entreprise, a joué et joue un rôle positif d'émancipation des femmes vis à vis de l'ancienne division sexuelle des tâches. Il a fallu pas moins de 200 ans pour que les idées démocratiques diffusent de la cité vers la famille. Le terme d'autorité parentale, pour remplacer celui d'autorité paternelle, n'est apparu dans les familles que quand la division du travail a cessé d'être essentiellement sexuelle. D'un point de vue pratique, deux inventions concrètes majeures ont facilité cette évolution: la contraception et la machine à laver. Mais pour que cette émancipation des femmes ait pu progresser, il a d'abord fallu sortir du cadre de la société traditionnelle dans laquelle il n'était pratiquement pas possible de sortir du groupe d'appartenance. Le savoir faire relationnel, l'aisance à se mouvoir et jouer des ressorts de cette organisation, constituaient alors les seuls moyens pratiques d'individuation et d'émancipation vis à vis du groupe, un peu à la façon dont un nageur acquiert de la liberté en développant sa compétence de nageur. Ces moyens et ces ressorts n'ont rien perdu de leur intérêt, mais la séparation de nos activités en domaines relativement autonomes constitue une source d'émancipation. Pouvoir travailler dans le domaine productif ou social constitue une possibilité d'émancipation vis à vis de la famille, ainsi que la famille constitue une possibilité d'émancipation vis à vis des conditions de travail.
La principale proposition de l'état providence participatif consite à renforcer le domaine social en institutions afin que le troisième domaine majeur de nos besoins essentiels puisse mieux exister et répondre à ces besoins. Ni les dispositions du domaine affectif (et reproductif) que constitue le groupe affectif, la famille, ni les dispositions du domaine productif tourné vers le gain de temps associé au profit ne peuvent couvrir les besoins sociaux. Si certains besoins sociaux, comme l'instruction et tout ce qui concourt à l'éducation et le soin des jeunes, peuvent se concevoir dans une logique utilitariste d'investissement consolidé par les liens qui unissent les membres d'une famille (mais même ces besoins sont difficilement couverts dans le cadre actuel très dominé par l'utilitarisme), beaucoup d'autres relatifs aux personnes âgées, aux handicapés, aux réputés inemployables etc ne trouvent aucune solution satisfaisante. Consolider institutionnellement ce domaine social apporterait à l'individu une possibilité supplémentaire d'émancipation vis à vis de la famille et de l'entreprise. Les ressorts de ce domaine sont beaucoup moins immédiats que ceux de la famille (l'affection et la reproduction) et ceux de l'entreprise (le profit, la curiosité inventive et le mythe du mieux être). L'accroissement de la capacité d'émancipation, ainsi que j'ai tenté de le démontrer, associée à une réduction de l'exclusion répondant à notre besoin profond de reconnaissance, peuvent peut-être constituer un moteur valable?
Je crois que le besoin de reconnaissance, le besoin que la société ne nous exclue pas, qu'elle nous fasse une place, est un des moteurs les plus puissants de nos agissements. Notre narcissisme est construit par l'accueil, la mise au monde symbolique et concrète que nous permet la société.
Nous désirons ce que l'autre désire (René Girard), mais surtout nous désirons être reconnu (Hegel). En conclusion, il me semble que l'état providence participatif propose un contrat social plus nourissant du point de vue narcissique et plus satisfaisant du point de vue de la liberté que l'organisation actuelle très excluante. Retour à Tous les articles