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La pipe de Magritte et la violence symbolique

Le texte qui suit est une retranscription approchée d'une petite partie, un peu plus philo que le reste, de mon intervention à Citéphilo sur le care. Certains arguments anti-care sont de nature à éveiller des réactions féministes. Jacques Julliard titre ainsi une chronique du 26 Mai 2010 sur le care "Bisounours et gnia gnia gnia". Le 17 Mai 2010 sur son blog, Jacques Attali publie une note intitulée Le soin ou le respect? dans laquelle il oppose artificiellement le care au respect et où il réduit le care à un travail d'infirmière. Il y a donc un vieux reste de domination masculine qui s'attache à la patte du care, alors qu'il serait utile que toutes les forces sociales capables de renouveler concrètement la solidarité sociale et la fraternité puissent s'unir.

Le très célèbre tableau de Magritte figure une pipe au-dessous de laquelle est inscrit "ceci n'est pas une pipe". En quoi ce simple tableau peut-il figurer la violence symbolique, c'est à dire le consentement du dominé, et proposer en même temps de s'en affranchir? Ce tableau nous démontre que  la représentation est incluse dans le réel, alors que la domination tire sa force de nous faire croire l'inverse, c'est à dire qu'elle tente de nous faire croire en sa naturalité. Le dominant dirait devant le tableau de la pipe: "c'est une pipe". Plus la pipe du tableau de Magritte est ressemblante et plus puissant sera son message, plus il sera subversif. Une représentation chassant l'autre, nous pouvons être certains que si d'aventure nous passions de la domination masculine à la domination féminine, ce qui n'est tout de même pas très probable à brève échéance, le message du tableau de Magritte resterait indémodable. Pour nous qui sommes naturalistes, nous qui produisons des modèles d'un niveau de performance descriptive inégalé qui nous permettent d'agir comme jamais sur le réel, le message de Magritte est salutaire. Il nous dit que la vérité qui pourrait émaner de nos représentations si parfaites est une escroquerie, il nous rappelle que notre universalisme repose sur un tour de passe-passe, il nous rappelle que notre vision des droits de l'homme, si honorables qu'ils soient, repose sur du sable conceptuel, sur une simple inversion de la relation entre notre représentation du monde et la réalité.

Irais-je jusqu'à dire que nommer c'est posséder, c'est dominer, que c'est un symptome de la folie universelle des hommes? Percevoir le message du tableau de Magritte, c'est percevoir la structure de la domination et du viol symbolique. Magritte propose une réponse du dominé au dominant "non, non, ceci n'est pas une pipe!"

Dans "La lutte des places" de Vincent de Gaulejac et Isabel Taboada Léonetti, je relève p190 un mode de prise de distance vis à vis des normes:

"L'humour et la dérision constituent une stratégie minimale, utilisée le plus souvent en complément ou en alternative avec d'autres. Tout d'abord, tourner en ridicule sa propre situation permet de prendre une certaine distance de soi-même et récupérer une part de maîtrise des faits. Mais, surtout, la dérision atteint, à travers l'image de soi stigmatisée, le système de valeurs qui l'a instituée, elle sape avec efficacité la légitimité du regard de l'autre, et le caractère sacré, intangible des valeurs dominantes."

Toutefois, si la dérision permet un instant de percevoir ce que signifie le tableau de Magritte, c'est en général pour l'oublier dans la mise en place d'une nouvelle vérité, d'une nouvelle illusion prenant la place de l'illusion précédente. Le tableau de Magritte nous propose de nous débarasser une fois pour toutes du fardeau de la vérité, ce qui n'est en rien une négation du réel.

 

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Commentaires

  • Tu sais ce tableau de Magritte reste étonnamment subversif, encore aujourd'hui... par ses multiples messages.
    Il y a 3 ans, j'ai aidé un ex ami artiste à mettre en place une expo pour la Ville de St Maur. Pour illustrer une affichette d'accueil explicative de son travail, j'ai repris ce tableau en plaisantant, évidemment, sur le mot "pipe", tout en finesse, seulement en utilisant des mots à double sens. Hé bien, la "responsable culturelle" nous a intimé de retirer cette affichette, sous prétexte qu'elle était indécente !!! On l'a, bien évidemment également, envoyé sur les roses...

    Étonnant, comme la charge symbolique des mots et des images peut encore toucher là où ça dérange... Ce sont bien eux qui ont changé le monde... À l'endroit précis, "où ça fait sens", jamais plus personne ne pourra prendre une place de dominant.

  • Je ne suis pas le premier à m'être exercé sur le tableau de Magritte, ni certainement le dernier, mais c'était un exercice ludique spécialement conçu pour l'auditoire de Citéphilo. J'ai un peu hésité à me lancer dans un truc pareil, mais bon, l'ambiance aidant. C'est fort quand même de placer une charge subversive comme celle là dans un si petit tableau. Pas de doute que Magritte est un philosophe et pas un peintre. Toutefois, pour ce qui est de la place de dominant, je crois qu'elle a encore de beaux jours devant elle.

  • Bravo, vraiment bravo. Réussir à faire dire tant de choses à un insignifiant tableau, si on peut appeler ça un tableau. Tu es sur la mauvaise pente, celle qui mène tout droit à l'asile. Tes fréquentations ne te réussissent pas. Fume une pipe, va à la pêche, coupe du bois, va te promener, bois un bon verre de vin en bonne compagnie, tu verras, ça va passer.

  • Magritte ne fait que mettre en forme la folie de son époque ( folie politique, scientifique ou même spirituelle).

    Chacun est libre d'interpreter le travail d'un artiste selon ses perspectives, en ce qui me concerne l'artiste, du XX siècle, c'est celui qui fait une profession de foi bien particulière "je ne servirai pas".

    Aussi, je serai plus nuancé concernant la conclusion :
    "... nous débarasser une fois pour toutes du fardeau de la vérité, ce qui n'est en rien une négation du réel ..."

    L'objectif de ce tableau est une formalisation du totalitarisme, le tableau énonce la proposition métaphysique suivante
    "le langage est un totalitarisme: c'est un monde à lui tout seul qui existe pour lui même et par lui même."

    Le XX siècle a vu s'épanouir tant de totalitarisme, par ce tableau Magritte les condamne mais dans le même temps les absout, le totalitarisme est le gagne pain des dictateurs, mais aussi le sien et celui de nombreux artistes (artistes dans l'acceptation policée/moderne de la fonction d'artiste).

    La vérité existe, et n'est pas nécessairement un fardeau, on peut certes vivre sans le croire.

    Les philosophes passent leur temps à démonter la vérité, la religion passe son temps à l'affirmer, la science passe son temps à l'éluder ...
    _Si vous êtes philosophe, vous pouvez affirmer sans crainte ceci à propos de la vérité "je ne sais, que je ne sais rien".
    _Si vous êtes religieux/monothéiste, la vérité se résume dans le pêcher originel.
    _Si vous êtes scientifique, vous direz en bon disciple anglo-saxon du très vénérabilissime K Popper, que le principe de vérité/scientificité,c'est sa falsifiabilité.
    Est vrai/scientifique, tout ce qu'on peut réfuter. Et à l'inverse, Est faux/non scientifique, tout ce qui ne peux être réfuté (la religion, les croyances, les coutumes, les individus, etc...)
    La définition Popperienne de la vérité scientifique, est très mal acceptée par les scientifiques eux même. La vérité scientifique est donc plus un sujet de polémique qu'une réalité.

    Une autre approche qui synthétise toutes les approches précédentes ? La mythologie : la vérité antique, c'est celle de Pandore.
    Le tableau de Magritte, c'est la boite de Pandore du XX siècle lorsqu'elle est fermée, Si l'artiste a pu la représenter refermée, c'est que les hommes de son époque l'avaient ouverte ( la seule originalité étant donc de la représenter fermée, l'histoire se chargeant de réaliser la prophécie, peut être mieux que l'artiste n'aurait pu le faire, mais la encore il y aura les sceptiques, tout cela n'est qu'affaire d'interprétation subjective, ou pas).

  • Bonjour Cornil, bienvenue.
    "le langage est un totalitarisme: c'est un monde à lui tout seul qui existe pour lui même et par lui même." Pas d'accord, c'est un élément du réel qui interragit avec le réel, comme tout élément. Mais le totalitarisme qu'il véhicule c'est bien de nous faire croire qu'il peut englober le réel.

    "La vérité existe, et n'est pas nécessairement un fardeau, on peut certes vivre sans le croire." Oui, d'accord, posons que la vérité existe, c'est ce que j'appelle le réel pour différencier le concept de vérité de la vérité. Toujours cette idée que les représentations sont inexactes et hiérarchiquement incluses dans le réel.

  • Ma deuxième assertion concernant la doctrine de Sir K.Popper est érroné, Il n'a pas dit que ce qui n'est pas réfutable était nécessairement faux, mais que sa scientificité restait à démontrer ( on peut résumer la position de K.Popper :" un vrai étudiant est un étudiant diplomé ", les autres on ne sait pas s'ils sont ou ont été un jour des étudiants de quoi que ce soit, peut être que oui mais peut être que non ...)

  • Le réel est certes une manière (la seule ? pas sur, probablement la plus primitive) d'aborder la vérité.

    Toutefois un réalisme naîf, pour beaucoup de philosophes semble nous condamner à éluder le problème de la vérité, un peu à la manière de la science moderne, dans sa définition Popperienne.

    Comme vous le soulignez, un des élèments intuitif important de la vérité, est la PERCEPTION d'un ordre dans le réel, vous appelez cela une hiérarchie, c'est un ordre arbitraire, il est inductif dépend d'une expérience particulière.

    Pourtant il n'est pas assuré que ces hiérarchies inductives appartiennent au réel naïf, car elles sont PERCUES.

    De nombreux philosophes pensent qu'en réalité ces hiérarchies, ne reflètent que la perception d'un phénomène; la hiérarchie n'objective que la vérité de la perception, qui n'est pas nécessairement superposable avec la vérité du réel.
    La logique (qui résume l'idée de hiérarchie/ordre) ne ferait donc pas nécessairement partie du réel naîf, mais de l'outillage perceptuel qu'on emploie pour explorer le réel naîf.

    C'est pourquoi il existerait autant de logiques, qu'il existerait différents outils de perception du réel .

    Le langage est un totalitarisme, dans le sens ou il est nécessairement fini (sinon je ne terminerais jamais mes phrases et vous non plus) et que pourtant il s'est montré jusqu'à aujourd'hui capable d'exprimer même virtuellement (mythologie) toutes les logiques que les hommes ont pu construire à partir des perceptions corporelles ou techniques du "réel", c'est pourquoi je dis que le monde ne se réduit pas au langage et que le langage ne se réduit pas nécessairement au monde, le langage existe pour lui même et par lui même.

    La meilleure preuve est qu'il existe des systèmes logiques/mathématiques qui sont sensés représenter de facon logique et rigoureuse le monde, et qui sont invérifiables parcequ'ils ne se basent sur aucune perception inductible, ils sont uniquement bâti sur la logique et la déduction ( qui est une propriété du fonctionnement de notre corps (ou de notre instrument/technique de mesure du réel) plutôt qu'une propriété du réel naïf)

    L'ordre ou la hiérarchie / (la/les logiques) n'épuisent pas le réel, et le réel n'épuise pas la logique (l'ordre/ la hiérarchie).

    Tout cela est très complexe, c'est l'histoire et le débat philosophique de la connaissance : est elle inductive ( point de vue anglo-saxon), ou déductive ( point de vue cartésien/franco-francais), ou encore conceptuelle (point de vue éminemment catholique).

    Les "inductivistes" (nominalistes) disent que le réel préexiste par rapport à la vérité.

    Les "déductivistes" (réalistes) disent que la vérité préexiste par rapport au réel.

    La position conceptuelle fait dire que on ne peut parler de vérité qu'en fixant ARBITRAIREMENT une origine et une finalité, la vérité ne nous apprend jamais rien ni sur l'origine ni la finalité, elle ne fait que nous renseigner sur ce qui se passe entre ces deux références.
    En choisissant d'autres références arbitraires comme origine et finalité, nous aurions une autre vérité qui encore une fois ne dirait rien sur les nouvelles origines ou les finalités neuves, mais nous renseigne sur ce qui se passe entre ces nouvelles références.

    La position particulière des catholiques parmi les conceptualistes, est de dire que on ne peut pas choisir arbitrairement les origines ou la finalité du réel car :
    _sinon, (pour un conceptualiste) on ne peut parler de vérité, et on ne peut rien connaitre : il y aurait des vérités qui se vaudraient toutes.
    _le seul arbitraire acceptable pour choisir origine et finalité, c'est l'arbitraire des perceptions de l'homme (nous avons tous "5 sens" qui sont les seuls perceptions arbitraires nécessaires et suffisantes (pour les catholiques) pour choisir l'origine ou les finalités indispensables à l'expérience de vérité dans le monde réel), si on fixe une origine ou une finalité qui est hors des perceptions de l'homme, on aboutit à une vérité dans laquelle l'homme n'a pas de place/ n'existe plus/ ne doit plus exister.
    Cette vérité ou l'homme n'a pas de place, c'est par exemple le langage, c'est un totalitarisme.

    Mais bon tout ca n'est qu'un charabia de discussion de comptoir, l'article sur conceptualisme de wikipedia exprime sans doute mieux ce que j'écris maladroitement :
    _le nominaliste dit que vérité et réel se confondent.
    _le réaliste dit que vérité et réel se superposent (c'est votre position dans cet article)
    _le conceptualiste dit que vérité et réel coexistent, sans se superposer, ni se confondre.

    Cordialement, tout ca pour dire que Magritte a défaut d'être le plus grand peintre de l'histoire est un simple pédagogue mais un bon pédagogue.

  • Oui, Cornil, beaucoup de blabla en philo. Le point de vue que je défend ici me semble être le seul qui soit opérationnel, c'est à dire qu'il me permet de saisir d'un coup un des aspect de la représentation en liaison avec les habits qu'emprunte la domination, ainsi qu'un des éléments de la folie ordinaire des hommes, à savoir croire que nommer c'est posséder ou qu'on peut enfermer la vérité infinie dans une expression par nature limitée et qui ne peut se substituer à la vérité même, un peu à l'image des enfants qui veulent capturer des animaux et les enfermer et qui sont ensuite déçus de n'avoir que des animaux en cage. La pipe à Magritte, c'est aussi "ouvrez ouvrez la cage aux oiseaux" en somme, c'est une injonction à devenir un peu plus adulte.

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