Liberté, Egalité, Océanité.
L'enfer est pavé de bonnes intentions, mais le ciel est garni d'étoiles.
Billet publié en parallèle en tant que billet invité sur le blog de Paul Jorion
C'est en écoutant le débat avec Alain Badiou, le 23 novembre 2010 à Citéphilo, sur son livre "L'hypothèse communiste", que m'est venue l'idée de proposer une nouvelle devise. Mais devrait-on dire devise, ne devrait-on plutôt dire constellation ou firmament, idéel, nexus ou forme? C'est que dans une devise, il y a déjà un programme et qu'au contraire, nos trois mots fétiches sont des étoiles situées dans le ciel. Saint Bernard nous a enseigné que l'enfer était pavé de bonnes intentions, pourrais-je ajouter que le ciel est garni d'étoiles? J'aurais tout aussi bien pu proposer liberté, égalité communisme plutôt qu'océanité. Car le communisme est une étoile qui s'est couverte de sang et de larmes. A devenir une bonne intention, à vouloir trop s'incarner, elle s'est tout de suite corrompue jusqu'à ne plus susciter que haine et nostalgie, jusqu'à déchaîner l'enfer. Alain Badiou se propose de ramasser cette étoile déchue dans le ruisseau, afin de tenter de réchauffer le cœur de ses compagnons de route, orphelins depuis qu'elle gît ainsi, près des détritus. Un œil attentif comme celui d'Alain Badiou a vu qu'elle est d'une autre nature, d'un autre destin, d'un autre éclat.
La parenté du care* et de notre fraternité est pourtant évidente, mais le care est sur terre et la fraternité est au ciel. Le care est concret et la fraternité est au firmament, accompagné de sa parente la gratuité. Pourtant le care ne nous dit rien, en tout cas rien qui vaille et la fraternité a mauvais genre, le genre dominant, c'est inscrit sur son nom. Sa compagne l'égalité n'était pas mieux servie que la fraternité, il s'agissait aussi de l'égalité des hommes. Avant la révolution, les femmes n'étaient pas encore nées au firmament. Mais comme l'égalité n'est pas marquée au fer rouge de son genre initial, elle a pu se faufiler dans le temps et parvenir jusqu'à nous et épouser les deux sexes. Qu'en est-il de la liberté? sans doute un parcours voisin de celui de l'égalité, mais son histoire est moins claire en ce qui concerne ses relations avec le genre, gardons cette étoile toujours aussi scintillante et ne laissons pas les libertariens se l'approprier ici-bas pour justifier leur forfait, pour justifier leur cupidité. Cette liberté là se retrouve aussi vite dans le ruisseau en compagnie de ce pauvre communisme qui avait cru pouvoir engendrer le paradis sur terre en devenant programme, appuyé sur l'infaillible dialectique matérialiste. Le pavé "livre noir du communisme" est aujourd'hui rejoint par le pavé "livre noir du libéralisme".
Le care au sens politique, celui de Joan Tronto*, porte en lui l'attention aux autres humains, et aussi l'attention à notre milieu, notre écosystème. L'étoile de la fraternité ne brille déjà que pour la moitié des humains et elle ne symbolise en rien l'écosystème. Alors je me suis interrogé sur le mot qui correspondrait à une expérience et qui nous évoquerait l'attention, une sensibilité universelle. Et c'est alors que le sentiment océanique m'a paru être un bon candidat. Ce sentiment est une expérience, pas vraiment une construction d'idée, c'est le sentiment qu'on peut éprouver devant une nature vierge ou devant le spectacle des astres. C'est le sentiment vertigineux d'être de ce monde, de cet univers, pleinement, aussi bien physiquement que spirituellement. Océanité est un candidat possible pour figurer dans notre triade et répondre à notre faculté de coopération et d'empathie avec nos frères, nos sœurs, notre écosystème et jusqu'au cosmos tout entier.
Dans la grille de trifonctionnalité de Dumézil**, la fraternité est dans le pôle de l’ordre, du pourquoi, alors que le solidarisme est dans le pôle de la fécondité, des nourritures et des biens, du comment. Cette organisation des représentations peut aider à mettre fin à une querelle stérile entre tenants du solidarisme de Léon Bougeois et tenants de la fraternité et de la gratuité. Aucun n'a le monopole de la générosité, le monopole du care. La générosité idéale et abstraite, plus souvent défendue par les hommes, et la générosité nouricière et concrète, plus souvent défendue par les femmes, sont appelées à se complèter, à se répondre, à se soutenir et se renforcer.
Je me demande seulement si l'expérience du sentiment océanique est assez partagée par tous les peuples, les naturalistes que nous sommes, les totémistes, les analogistes et les animistes. Si un anthropologue, professionnel ou amateur, pouvait me le dire, je lui en serais reconnaissant.
*Voici une définition du care, pas dans un sens général, mais dans le sens politique qui est en train de s’écrire, je donne la parole à Joan Tronto:
Le care (politique) est " une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie " (p. 143 de son livre , Moral Boundaries : a Political Argument for an Ethic of care, publié en 1993, traduit en français sous le titre, Un monde vulnérable, pour une politique du care).
Dans la définition de l'état providence participatif (Autogestion sociale compatible avec le solidarisme de Léon Bourgeois), je suis un peu plus précis concernant les activités sociales, je définis le domaine du care comme celui où la notion de gains de productivité n'est pas centrale contrairement au domaine productif.
**La grille de lecture trifonctionnelle de Dumézil est parfois dévalorisée par les relations que celui-ci a entretenues avec De Benoist de La nouvelle Ecole. Je ne retiens que cette partie, citée par De Benoit et rapportée par Didier Eribon: ...à cela s’ajoute la tripartition fonctionnelle, qui est l’une des clés de voûte de ces "conceptions générales communes". Système de pensée, qui n’est que très secondairement (et très éventuellement) un système social, cette tripartition possède une originalité incontestable, dont on ne saurait cependant déduire la moindre supériorité ! "S’il est vrai que toute société humaine connaît et satisfait les besoins fondamentaux qui correspondent aux trois fonctions"
Commentaires
Hem hem, y'a quelqu'un, le coquillage a-t-il quitté le bernard l'hermite? Promets-moi de ne plus jamais te rendre à un rassemblement de philosophes, ces gens sont dangereux pour toi, je me demande si tu n'as pas pris trop de fil ou perdu le fil, ce qui revient au même. On va te garder au chaud quelques jours, le temps que ça décante un peu, et ensuite on se repose la question, d'accord?
Oui, oui, le bernard l'hermite n'a pas quitté sa coquille ni l'inverse, mais c'est gentil de te soucier de ma santé mentale. Je crains que le prochain billet ne soit encore pire, décollage à la verticale assuré, attache ta ceinture.
Bonjour Michel,
Rien à dire sur Badiou... Il a le droit à ses rêves et à continuer à "croire" que l'humain est autre chose qu'un grand singe à peine plus évolué...
Par contre, je trouve très intéressantes tes "divagations" sur le sentiment océanique... Pour plusieurs raisons :
- je me demande, si ce n'est pas une expérience commune de tous ceux qui poursuivent un idéal, disons humaniste (pour faire simple et non idéologique),
- je me demande, si les gens de droite et d'extrême droite, ont déjà éprouvé ce sentiment,
- je me demande, au final, si on pourrait établir une carte ou classification des expériences psychiques qui nous dirait à coup sûr ce qui constitue les spécificités des positionnements politiques...
Même si la matière est extrêmement difficile puisque nous sommes, de plain-pied, dans le domaine du subjectif, je trouve que ce serait un beau sujet de thèse pour un sociopsy qui voudrait bien se pencher sur la question.
Bon week-end.
Je suis plus optimiste que toi, je suis persuadé que personne n'est à l'abri du sentiment océanique, que c'est plutôt lié à une disponibilité à un moment donné qui provoque cette fabuleuse expérience.
A la lecture de votre billet, j'acquière une conscience plus forte qu'à l'avenir progrés, développement (durable bien sûr !) et croissance seront toujours de mise ... surtout si ils concernent la capacité des Humains à produire toujours plus, non pas de biens matériels et d'organisations froidement sophistiqués, mais davantage de connaissances d'eux-mêmes, de leurs motivations, de leurs aspirations, de leur univers émotionnel, etc.
La partie n'est pas gagnée, Pascal, il nous faut d'abord désarmer le tourbillon financier et ça ne va pas être simple. Mais l'improbable se produit pourtant parfois.
Vous avez dit "océanique" ... Aviez-vous connaissance de ces références ?
Le 5 décembre 1927, Romain Rolland envoie une lettre[47] à Freud à propos de son ouvrage L’avenir d’une illusion. Il y évoque la source réelle de la religiosité comme résidant dans un sentiment particulier dont il suppose l’existence chez des millions d’êtres humains. « Ce sentiment, il l’appellerait volontiers la sensation de l’éternité et il y verrait le sentiment de quelque chose d’illimité, d’infini, en un mot d’ ``océanique’’ ». Freud rapporte ainsi au début de « Malaise dans la Culture » que d’après Romain Rolland, ce « sentiment océanique » serait[48] :
« la source de l’énergie religieuse, qui est captée, dirigée dans des canaux déterminés et certainement même absorbée en totalité par les diverses Eglises et systèmes de religion. Sur la seule base de ce sentiment océanique, on est selon lui en droit de se dire religieux, alors même qu’on récuse toute croyance et toute illusion »
Par rapport à cette notion, il nous semble intéressant de relever la capacité de certains systèmes de religion à canaliser ce « sentiment océanique » qui serait présent chez des millions d’êtres humains
==> http://www.newsoftomorrow.org/spip.php?article9366
Voir cette étude aussi (à partir de la page 16) : www.association-romainrolland.org/image_etudes/PDF/etude18.pdf
merci pour les références Pascal, c'est en effet à la lecture de la lettre de RR à Freud que j'ai fait la découverte du nom de ce sentiment océanique. Pour ce qui est du phénomène lui-même c'est une expérience que j'avais faite de nombreuses fois sur le bord d'un magnifique étang où je passais des journées entières à la pêche, à méditer sans le savoir, quand j'étais gamin.
Pour ma part j'ai découvert cet échange entre RR et Freud totalement par hasard, sans chercher, hier après-midi, soit le jour même où j'ai pris connaissance de votre billet [ sans lequel mon attention n'aurait pas été attiré par cette information ] ! Cela m'a rappelé un texte dont la rédaction m'avait été inspirée voici une vingtaine d'années par la rencontre d'une charmante personne. J'avais alors été plongé dans un état d'enthousiasme qui, spontanément, m'avait porté à la (sur)nommer Océanne ! Comme quoi ... la possibilité de cette expérience primordiale doit effectivement relever d'un patrimoine commun à une partie des HumainEs ! Mais là, on élargit considérablement le champ de la politique par rapport à la conception laïque et rationnelle qui domine dans notre culture ...
Le communisme n'est pas une bonne intention qui a été corrompue. Le communisme prône la révolution, c'est-à-dire qu'il justifie l'utilisation de la force pour imposer la volonté d'un groupe sur un peuple.
Ce qui a été récupéré, c'est le libéralisme, et le libertarianisme. C'est une erreur d'accuser les libertariens de cupidité. Ils défendent au contraire la fraternité. Mais, c'est vrai, beaucoup utilisent le libéralisme pour obtenir des faveurs, comme un soutien aux grandes entreprises, ce que dénoncent les libertariens.
Promettre un monde meilleur, c'est ce que font tous les courants de pensée. Libéraux, keynésiens, socialistes, adeptes du care, etc. On ne peut pas les juger sur ces promesses. On peut souligner l'efficacité du libéralisme dans le progrès social, tandis que le communisme est une impasse en plus d'être terriblement inégalitaire (tout pour ceux qui sont proches du pouvoir, rien pour les autres). Il est intéressant de noter que le communisme s'est effondré de lui même.
Le care me fait peur. Aujourd'hui, par exemple, sous prétexte de protéger l'environnement, on veut imposer un gouvernement mondial. C'est le sommet de Copenhague, et le GIEC. Les effets, supposés car le climat est une science très jeune et peu précise, du réchauffement dont dramatisés volontairement pour affoler les populations et imposer une idéologie.
Etre pour un gouvernement mondial, pour la décroissance ou autre chose, ce sont des opinions comme d'autres. Mais pourquoi créer une animation médiatique, pourquoi tant de manœuvres, pourquoi cacher le but premier?
Qu'est-ce qui se cache derrière le care? Un nouveau communisme? Pourquoi refuser l'évidence de l'efficacité sociale de l'économie de marché? Pourquoi accuser les marchés de la crise économique alors que c'est une politique interventionniste, approuvée et vantée par la plupart des interventionnistes, qui a provoqué cette crise?
Le care soutient qu'il faut plus d'interventionnisme, contre le libéralisme, qui serait "ultra". Alors même que notre société n'a jamais été aussi interventionniste. La dépense publique représente plus de 50% du PIB. Les pays qui ont été au-delà se sont effondrés, comme les pays communistes, ou ont engagé une marche arrière drastique, comme la Suède.
Car le care, la protection sociale, toute la politique sociale, a été permis par le libéralisme, par le développement économique provoqué par le libéralisme. Le care est mis en danger quand le poids de l'Etat ne permet plus le développement. Quel est le seuil limite, cela reste à déterminer, et les comparaisons entre pays sont compliquées car la structure des dépenses publiques est différentes. Mais, l'expérience montre qu'un poids trop important de l'Etat pose problème. Ce n'est ni de la théorie, ni de l'idéologie.
Ce qu'il faut, c'est articuler développement et aide social. Un grand manque du care. Le problème du care, du moins pour le moment, c'est qu'il ne réfléchit pas aux moyens d'améliorer la protection sociale, sans dépenser plus. Il veut opposer le libéralisme, qui milite pour une bonne gestion de l'Etat, au social. Alors qu'il n'y a pas d'opposition: le libéralisme a permis la politique sociale.
Le care risque donc de conduire au chaos social, comme le communisme, cvar il ne tient pas compte du financement.
Comme le communisme, également, le care ne tient pas compte de l'être humain. De ses souhaits, de son épanouissement. C'est une idéologie ultra-matérialiste, qui ne tient aucun compte du développement de l'individu en tant qu'être humain. Chacun vit sa vie, et doit pouvoir vivre sa vie. Le care semble être un chemin pour une société à la big brother, comme le communisme. Car, quel est le défaut congénital du communisme? Vouloir imposer à l'être humain ce qui est bien pour lui.
Par exemple, quelqu'un comme Jean Gadrey est adepte de l'indicateur de bien être de Stiglitz, tout en étant en désaccord sur la forme de cet indicateur. Mais, qu'est-ce que le bien être? Chacun a sa définition. Gadrey reproche l'utilisation du PIB comme mesure de la croissance. Mais personne n'a jamais dit, du moins parmi les libéraux, que le bien être était le PIB. Parce que les libéraux laissent les gens choisir. Les gens veulent une télévision, des vacances à la mer, et achètent Voici plutôt que Terra Nova? Doit-on les forcer à vivre autrement? Les gens considèrent que le progrès technique doit permettre des cultures sans polluer les nappes phréatiques, plutôt que l'agriculture biologique? Doit-on les taxer de crime par la pensée? Doit-on créer un indicateur qui mesurera si le monde évolue comme le veut un groupe, un parti, quelques économistes ou sociologues?
Telle est la différence entre les libéraux et les socialistes. Les libéraux respectent les modes de vie de chacun, et le marché permet la confrontations des modes de vie, les interactions, et la régulation. Ce qui permet, d'ailleurs, de corriger plus vite les erreurs, quand le monde prend une mauvaise direction. Par contre, le socialisme veut imposer un mode de vie, jusqu'à l'effondrement.
Le terme Océanité est mal choisi. Ce dont tu parles, c'est du communisme. Océanité implique une attitude libérale, tu parles même de spiritualité. C'est une attitude d'un individu, un sentiment qu'un individu ressent. C'est trop proche de Fraternité.
J'ai essayé de faire un commentaire construit, pas trop virulent. Cela reste quelques idées lancées sur le net. Cela manque de construction, de réflexion.
Le care nécessiterait un article sur mon blog. Mais je sais qu'à remettre les choses à plus tard on ne les réalise pas . Donc, j'écris ce commentaire, imparfait, mal construit, mais qui a le mérite d'exister. Je rêve d'engendrer un vrai débat. Mais les positions des uns et des autres tiennent souvent de la posture, et ne sont pas constructives. On me dit parfois que je suis trop optimiste, que mon libéralisme est celui d'un passé perdu. J'espère que non.
Nous sommes tous deux idéalistes. Notre idéalisme prend des chemins différents. Je vais écrire un article sur le libéralisme, pour fixer un peu ma pensée.
Vladimir, par où commencer? On est assez loin de nos désaccords et il y a fort risque de patauger longtemps dans nos malentendus. Je vais essayer, une des choses que je tente de dire dans ce texte, c'est que les idéologies (liberté, égalité, fraternité et même communisme) sont utiles à leur place, mais qu'en aucun cas il ne faut les confondre avec les programmes, notre monde concret et complexe.
Je vais essayer moi même de clarifier ma position libérale. Mais je suis d'accord sur le fait qu'il vaut mieux proposer du concret. mais qui le fait?
C'est beaucoup mieux engagé!
Proposer du concret:
Incognitototo le fait sur le plan économique et démocratique, Jorion le fait sur le plan économique international, André Pochon le fait en agriculture française, Pierre Rabhi le fait en agriculture française et africaine, à ma façon je le fais sur un domaine peu pratiqué, le domaine social qui n'existe encore pas vraiment (François Nicolas dont je parle l'a fait concrètement sur ce domaine), et si tu cherches un peu dans cette direction là tu sauras vite faire la différence entre les "curés", quelle que soit leur couleur, et les "ouvriers". Il y a aussi des curés-ouvriers, c'est plus rare (Pierre Rabhi est de cette espèce).