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  • La domination, pour quoi faire?

    L'épineuse question de la domination sociale est souvent un sujet qui fâche, surtout à gauche, alors parlons-en.

    Est-ce que la domination peut avoir des aspects positifs? Est-il inévitable qu'un groupe humain, quel qu'il soit, soit le siège de dominations ou bien une société sans hiérarchie est-elle possible? Y a t'il plusieurs types de dominations, des dominations animales et des dominations raisonnables?

    Je ne vais pas militer ici pour justifier et promouvoir la domination qu'on trouve chez les baboins, quand bien même on pourrait observer, en de très nombreuses circonstances dans les groupes humains, des phénomènes de domination très voisins de ceux qu'on peut observer chez les baboins. Il me semble que l'efficacité d'un groupe humain soit en partie liée à ses capacités de mobilisation. Dans quelle direction aller et comment coordonner l'action? Voilà un impératif que tout groupe doit gérer. Bien entendu, le degré d'urgence à agir aura une forte influence sur la structuration des dominations qui se mettront en place. Par exemple, un groupe militaire ou un groupe de pompiers aura besoin d'une réactivité très élevée et il n'est donc pas étonnant d'y trouver une structuration hiérarchique solide dite militaire. Par contre un groupe de randonneur n'a pas besoin d'une telle hiérarchie pour bien fonctionner et on y trouvera de fait une hiérarchisation faible, tous les membres n'étant toutefois pas égaux quand il s'agit de prendre une décision.

    En principe, la sélection des dominants, des chefs, devrait se faire sur des critères d'efficacité, d'aptitude à prendre les bonnes décisions et à les faire appliquer. D'autre part, le chef ne devrait pas abuser de sa position dominante pour en tirer des avantages dépassant ses attributions fonctionnelles. En bref, il ne devrait pas se comporter comme un baboin charismatique ou brutal une fois son service terminé. C'est pourtant ce qui arrive bien souvent et c'est pour cette raison qu'on devrait par précaution et par dérision appeler Papa, Maman ou Dieu tout dominant afin de lui rappeler qu'il ne doit pas abuser de la position que le groupe a bien voulu lui confier.

    Plutôt que de vivre dans l'illusion d'un monde sans domination, c'est à dire se condamner à l'immobilisme ou accoucher de formes de domination d'autant plus féroces qu'elles seront déniées, la gauche devrait plutôt se demander comment cantonner la domination aux besoins légitimes de choisir de tout groupe. La mouvance autogestionnaire ne prend pas assez au sérieux cette nécesité de décider. 1848 marque un premier échec de cette mouvance, ainsi que le relate Jorion, et les années 1980 un second échec, toujours sans en tirer les conséquences.

    Un peu de biblio pour les courageux: Pierre BOURDIEU "Questions de sociologie" (entretiens assez faciles d'accès, et tout ce qu'il a écrit par ailleurs) . Vincent de GAULEJAC : "La lutte des places" (si vous le trouvez, le thème central est plutôt la pénurie de places et la difficile lutte des sans grade pour trouver simplement une place, ne pas se retrouver exclus). Très beau témoignage d'Alexandre le "Castoriadien" qui se cherche encore un peu. L'autre rive, que je ne vous invite pas à rejoindre, est fonctionnaliste, seulement tournée vers l'efficacité au service des "maîtres", comme ce que nous propose François Dupuy, un spécialiste du management des organisation sans vue politique, mais doté d'une certaine expérience pratique.

    Petit tour avec Pierre Bourdieu:

    Pierre Bourdieu a développé ses théories sociologiques des "champs" associées à une  "économie des biens symboliques" dans les années 60-70. Un champ est un domaine qui développe et conserve des connaissances et des pratiques particulières (champ philosophique, sociologique, économique, mais aussi le champ de la mode, du sport etc..), qui possède un langage spécifique, des comportements spécifiques révélés dans la gestuelle (habitus) et qui surtout est le siège de rapports de domination. Chacun des acteurs d'un champ a tendance à accroître son "capital symbolique" qui lui donne son rang dans ce champ (c'est une tendance, mais il existe de nombreuses autolimitations liées à diverses raisons, conscience de ses limites, ambition limitée...). Ce capital symbolique peut ensuite être monnayé et ce qui peut en premier apparaître et être vécu comme pur désintéressement fini souvent par être converti en capital symbolique et enfin en position et en espèces sonnantes.

    Les analyses des champs de Bourdieu ont toujours suscité beaucoup de réactions de la part des acteurs des champs qu'il entendait décrire. Il n'y a rien d'étonnant à cela parce que sa méthode met crument à nu les mécanismes de la domination. Bourdieu lui-même ne se plaçait pas en dehors de ce jeu, mais il entendait réduire la part d'arbitraire, la part d'arrivisme et d'illégitimité dont cette « lutte des places » est le siège.

    Les champs sont un peu comme les groupes sociaux, mais il s'agit de groupes de spécialités, centrés sur une activité et non pas comme les anciens groupes sociaux non différenciés. Une entreprise est le siège de comportements très semblables à ceux décrits par Bourdieu dans ses champs. Je vois dans ces champs le développement d'une caractéristique humaine universelle, celle d'être un être social plastique. Cette caractéristique s'exprime spontanément dès le plus jeune âge. Il suffit de se souvenir ou d'observer les comportements dans une cour de récréation. Des groupes se forment, des frontières plus ou moins poreuses et mouvantes se forment, les dominations se mettent en place et sont sujettes à des luttes. Tout ce que décrit Bourdieu peut y être observé. Chaque individu conserve sa capacité à adhérer à de nouveaux groupes toute sa vie, et aussi à rompre, à faire le deuil d'anciens groupes, ce qui fait que nos identités sont multiples et complexes (être social plastique). Les autres espèces sociales ont une capacité voisine à adhérer à un groupe appelée empreinte, mais à la différence de l'homme, cette capacité est très peu plastique et ne se manifeste qu'une fois. On parle beaucoup de Camus en ce moment et du fait qu'il ait été considéré comme traitre par les deux camps alors qu'il était en proie à un conflit identitaire insoluble sauf à mourir à une de ses identités.

    Les champs ne sont donc pas figés ni isolés du reste du monde, mais ils sont le siège de mécanismes de stabilisation comme le sont tous les groupes. Le paroxysme de ces mécanismes de stabilisation est observé dans les groupes ethniques ou mieux dans les groupes religieux qui n'ont pas intégré la laïcité. Les champs de spécialités, bien que repérables, sont tout de même assez souples du fait qu'ils ne mettent pas en jeu l'existence entière des acteurs.

    Parmi les personnes qui ont à la fois réussi à obtenir une haute reconnaissance dans leur champ et une grande popularité, je retiens particulièrement Hubert Reeves. Il a choisi pour quelques uns de ses livres une structure très particulière et, à mes yeux, très intéressante. Le texte peut se lire de différentes façons suivant son niveau de maîtrise technique. Chaque paragraphe est coté selon trois niveaux en empruntant le langage du ski, piste noire pour les passages difficiles niveau mécanique quantique, piste rouge pour les passages plus faciles et enfin piste verte pour les passages pouvant être lus par un très large public. On peut tout lire, ou bien sauter les passages pistes noire ou bien sauter les passages piste noire et les passages piste rouge.

    Pierre Bourdieu était un bon observateur des champs et en même temps un acteur du champ sociologique. Il se plaignait de l'intrusion permanente d'acteurs incompétents appartenant au champ des médias dans les champs de spécialités dont la sienne (cf son livre sur la télévision et ses démêlées avec quelques papes des médias -Guillaume Durand et Daniel Schneidermann). Il me semble que la stratégie d'Hubert Reeves prévient assez bien ce problème de perturbation des activités spécialisées par les médias et aujourd'hui par toute la blogosphère et les forums, tout en assurant un lien nécessaire et légitime entre les champs spécialisés et le reste de la société. C'est que tout le monde ne peut pas avoir un accès direct aux subtilités des notions et des concepts qui sont en jeu dans le débat spécialisé d'un champ. On peut même constater que les plus grands spécialistes n'arrivent pas à tomber d'accord, pour des raisons techniques, mais aussi pour des motivations de "distinction". C'est là que les mécanismes de groupe deviennent pertinents. La confiance prend rapidement le relais de la compréhension et de l'analyse, de la raison. Voilà comment nous opérons nos choix collectifs.

  • 2010, cap Ecologie?

    2010 sera-t'elle marquée par un changement de cap? C'est le souhait que je formule, mais pour changer de cap, il faut avoir une idée d'où on veut aller. Les contraintes ne suffisent pas à définir un projet, mais elles le délimitent. Les contraintes écologiques (changements climatique, pollutions, eau, vent), la raréfaction des ressources minières (tous les métaux) et la poursuite de l'expansion démographique  vont peser de plus en plus lourd dans les choix. Il n'en demeure pas moins que nous avons besoin de rêver. Nous avons besoin de rêver que les rapports de domination seront abolis ou du moins qu'ils pourront être confinés à la stricte nécessité fonctionnelle. Nous avons besoin de rêver à un avenir meilleur, ou au moins à un avenir. Nous avons besoin de rêver que nous sommes plus qu'une simple mécanique sophistiquée.

    L'écologie peut à la fois se décliner et faire sens sur tous les plans. Elle peut se décliner sur le plan pratique au moyen de pratiques durables. Elle peut se décliner sur le plan idéologique, nous éloignant ainsi des notions simplistes du profit. Elle peut se décilner sur le plan spirituel, nous rapprochant de notre berceau naturel. Elle incarne par essence des notions de partage et de solidarité.

    Il est pourtant possible que l'écologie soit le support de rapports de dominations féroces. On peut imaginer un développement de l'autorité, faute de temps, afin de faire face aux défis qui nous attendent. On peut imaginer un mariage des valeurs capitalistes usuelles et de la production écologique. On peut imaginer des dictatures vertes, avec une empreinte écologique moyenne par habitant compatible avec la biocapacité, comportant une classe dominante tyranique et le reste de la population réduite à la misère. L'écologie n'est pas un gage de démocratie et de liberté, Luc Ferry avait même prédit que l'écologie politique était contraire à la démocratie (Le nouvel ordre écologique). Bien que je ne partage pas sa thèse parce que l'écologie politique peut être mise en débat démocratique, comme tout choix politique (c'est à dire comme tout choix collectif), il n'endemeure pas moins que les options autoritaires sont possibles et d'autant plus probables que nous laissons les contraintes s'amplifier.

    Si nous voulons garder un peu de place au choix et à la démocratie, mon voeu pour 2010 et les suivantes est que l'écologie s'épanouisse dans la douceur et l'intelligence avant qu'elle ne le fasse dans la douleur et la brutalité.