Gérer sa vie dans une société de l’individu n’est pas désirable par tout le monde, ou des limites du libéralisme individualiste.
La pierre d’angle du libéralisme et son mythe fondateur suppose que chacun d’entre nous possède le potentiel de se gérer, d’être autonome et le souhaite. Ce mythe participe à la construction de la société des individus que nous créons. L’homo individualis responsabilis est une des utopies, des mythes fondateurs de la philosophie libérale.
A partir de ce grand principe libéral, deux grands courants politiques se développent, un dit à droite et l’autre dit à gauche, Le courant de droite sera plus enclin à forcer le trait, à croire aveuglément dans les vertus du marché (la catallaxie). Il sera plus enclin à considérer l’état providence comme un générateur d’assistanat promouvant le contraire de sa philosophie. Le courant de gauche considérera que des facteurs sociaux sont aussi à l’origine des situations individuelles et il tentera de corriger cette source d’inégalité par un état providence plus développé.
Les deux courants finiront peut-être par se rendre compte que le mythe fondateur qui les sous-tend est insuffisant pour englober tout le monde, dans le sens où, comme tout ordre, comme tout système, le libéralisme, ou plutôt l'individualisme créé des exclus et que dans le cas du libéralisme-individualisme il s'agit des plus faibles, de ceux qui ont le plus besoin de structures pour les soutenir. Quand bien même il est légitime d’encourager la responsabilisation et la prise en charge individuelle, il faut reconnaître que chacun d’entre nous n’a pas le potentiel ou le désir pour accéder à l’autonomie dans une société d’individus, dans une société de l'individu. Pour s’en convaincre pleinement je conseillerais la lecture de deux livres de témoignages et de réflexions qui me semblent incontournables pour qui veut réfléchir à cette question politique de première importance : « Les naufragés » de Patrick Declerck et « L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau » d’Oliver Sacks. Le premier est une enquête anthropologique parmi les clochards doublé d’une réflexion profonde et le second relate les expériences d’un spécialiste du système nerveux doublé d’un humaniste. Bien que ces livres relatent des situations extrêmes, ils n’en sont pas moins exemplaires et essentiels à la fondation d’une philosophie politique. Qui d’entre vous ne connaît pas dans son entourage ou même dans sa propre famille le cas de tel ou tel jeune qui ne réussit pas à décoller, qui ne réussit pas à gérer ses affaires, à se prendre en charge à 20 ans, 30 ans? Et après, que deviennent ces anciens jeunes quand le support familial s’est évanoui ?
Les deux livres mentionnés relatent des cas de personnes réussissant à très bien vivre dans un cadre collectif et qui pour cette raison sont déclarés aptes à la réinsertion et se retrouvent mis dans le grand bain de la société « réelle ». Le résultat est systématique: ils coulent et en meurent souvent rapidement.
Ces deux livres et mes observations m’ont amené à concevoir qu’une société solidaire non Eugéniste se devait de penser des structures collectives ouvertes (donc pas des prisons) et laïques. Ces structures pourront accueillir les personnes les plus inadaptées à la vie individuelle, non pas seulement par choix, mais par nécessité. Elles pourront aussi accueillir les collectivistes, les « fatigués d’être soi » que la vie individualiste, froide et superficielle dégoûte et qui pourront trouver à s’épanouir dans un cadre de vie collective. Ces structures collectives ont un potentiel d’efficacité économique évident ne serait-ce que par un fort abaissement des dépenses. Je propose que la société de la connaissance (autre utopie solidaire) mette une part de ses capacités à concevoir, rôder, faire évoluer des structures collectives. D’après les données démographiques, nous aurons besoin d’une immigration plus forte demain qu’aujourd’hui si nous tenons à conserver notre bonne vitalité nataliste actuelle. L’accueil des immigrés pourra se faire beaucoup plus facilement en s’appuyant sur des structures collectives organisées, plutôt que de laisser des « Chaâba » se constituer misérablement pour se dissoudre ensuite douloureusement.
Le cas des Kibboutz est très certainement à méditer, quand bien même il ne s’agit pas ici de songer à les copier. Au plus fort de leur développement, les Kibboutz (et autres structures voisines) ont accueilli jusqu’à 6% de la population Israélienne (moins de 2% aujourd’hui, sans doute par manque d’évolution. On peut noter une apparition en Israël de la pauvreté typique des pays d’individus, y a-t-il un lien avec la dissolution progressive des structures collectives ?). Aucun pays n’a eu à absorber autant d’immigrés qu’Israël et les Kibboutz ont considérablement aidé à leur intégration.
Un dernier avantage à penser et mettre en place des structures collectives tient du contraste indispensable à la liberté qu'elles peuvent générer. Les structures collectives et les individus autonomes constituent les deux versants, les deux domaines indispensables à l’existence du choix de vie et de la liberté réelle.